On pourrait être 9 milliards d’êtres humains sur Terre en 2050, la demande en protéines va augmenter mais les ressources en eau et en terres viennent déjà à manquer. Les insectes, très peu demandeurs en eau et en nourriture, sont très riches en protéine. Devrons-nous troquer le bœuf contre les criquets afin de pouvoir survivre et préserver l’environnement ?
Un peu gluant, mais appétissant
« Faire revenir les chenilles dans de l’huile ; ajouter la tomate et le demi oignon dans la poêle, puis les condiments ; laisser mijoter pendant cinq minutes ; servir avec un féculent tel que du riz à la cacahuète ou avec un peu de harissa. » Puis, dégustez. De nombreuses recettes d’insectes poêlés, bouillis, au four sont publiées sur le blog des Criquets Migrateurs. Sébastien Collin, ingénieur agronome, et Annie Ruelle-Sanguine, médiatrice scientifique, reviennent d’un tour du monde des insectes comestibles. Au Mexique, en Thaïlande, au Japon, en Australie, au Cameroun, au Cambodge ou au Zimbabwe, ils visitent des cuisines, des fermes d’élevage, goûtent des insectes à toutes les sauces, puis publient les fiches de cuisine, des notes de voyages, et des documentaires vidéo de 30 minutes par pays. Mais la majorité de leurs recettes se terminent par : « On ne trouve pas encore ces chenilles en France. »
Autour de deux milliards de personnes, dans 130 pays, mangent déjà des insectes. D’après un rapport publié par Barclays, l’industrie passera d’un peu moins d’un milliard de dollars en 2019 à huit milliards en 2030. Mais reste qu’en Europe, « on n’a pas de tradition culinaire liée aux insectes. On y vient par la culture écologique », explique Sébastien Collin. La question de l’insecte comme nourriture se pose vraiment pour la première fois en 2013 quand l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) publie son étude Edible Insects.
On estime que la Terre sera habitée par 9 milliards d’êtres humains en 2050. Les demandes en protéines animales pour les nourrir augmentent, mais les ressources en eau et en terres sont de moins en moins accessibles pour produire la viande et le poisson nécessaires. Une étude anglaise compare les apports en protéines de la viande à celle des insectes, et les classe au même niveau. En comparaison, les grillons ont besoin de six fois moins de nourriture que les bovins, quatre fois moins que les moutons et deux fois moins que les porcs et les poulets pour produire la même quantité de protéines ; ils peuvent même se nourrir uniquement de déchets. Ils apparaissent alors comme une solution potentielle.
Va-t-on voire naître des chaînes comme Shiso Burger spécialisées dans ce type de recettes en remplacement de la viande classique ?
Depuis quelques années en France, les initiatives se multiplient. Jiminis produit des criquets grillés pour l’alimentation humaine ; Kinjao des barres de protéine pour les sportifs à base de farine d’insectes ; Crick&Sens, un chef gastronomique, intègre les insectes dans sa cuisine ; et Ynsect élève des insectes en quantités astronomiques afin de les vendre aux producteurs de poissons et de nourriture pour animaux domestiques. Mais toujours, en Europe, cette « nourriture du futur » peine à trouver sa place dans nos assiettes du temps présent.
« Il y a déjà plus d’initiatives qu’il y a 5 ans, mais ça reste assez tabou. Celui qui achète des criquets, ça sera juste une fois, pour l’amener en soirée et faire rire ses potes », reprend Sébastien qui, depuis son retour, continue son projet de documentation en Europe. « Dans notre culture, ça n’est pas évident, alors on est allé voir ceux pour qui ça l’est. Il y a des pays qui mangent des insectes depuis 100, 1000 ans. Au Cameroun, n’importe quelle grand mère te dit quel scarabée cueillir ou non dans la forêt, c’est un peu comme les champignons. »
Au Mexique, continue-t-il, « ils ont cent ans d’avance sur nous, c’est vraiment de la gastronomie. Les fourmis sont utilisées comme des épices dans une sauce. Les criquets vont être comme des chips qu’on mange en buvant une bière fraîche. Et d’autres insectes seront une partie intégrante d’un plat, une omelette aux chenilles par exemple. »
La directrice du Centre Culinaire Contemporain, Audrey Potin, ne s’exprime pas en détail sur les recherches effectuées, mais admet se pencher dessus. L’insecte fait partie des nouveaux aliments qu’ils intègrent à la cuisine, cela fait partie de la sociologie de la cuisine, dit-elle. « Est-il possible de transférer tel ou tel aliment dans notre cuisine et notre société ? Le travail de la cuisine, c’est de rendre acceptable ces choses-là, de lever des freins en intégrant des choses nouvelles dans une base rassurante. »
En effet, d’après une expérience anglaise réalisée sur 139 personnes pour tester la réceptivité du public, « seulement 4 % des personnes faiblement attachées à la viande consommeraient des insectes, et moins de la moitié (40 %) des consommateurs réguliers de viande. »
Fermes verticales
Les Français n’étant pas encore prêts à manger des chenilles et des criquets, une entreprise s’attelle à réintégrer l’insecte dans la chaîne alimentaire, loin des yeux de l’être humain. Ynsect est une des start-ups les plus mises en valeur cette année en France. L’entreprise, qui vient de lever 110 millions d’euros, élève et transforme des insectes en farine et en huile, qu’elle revend à l’industrie de l’aquaculture, de la nourriture pour chiens et chats, ou qu’elle transforme en engrais pour les plantes.
Ynsect élève et produit des ténébrions meuniers, aussi appelés « vers de farine », une espèce de coléoptère dont les larves, avant d’arriver à l’âge adulte, sont transformées en farine, en huile ou en engrais. Les meuniers, eux, ne boivent pas : ils trouvent leur eau dans leur nourriture. Et leurs apports en protéines sont hauts. « 500 grammes d’insectes font 1 kilo de farine, notre farine est composée de 70 à 80 % de protéine animale. Nous la vendons à des clients qui l’intègrent ensuite dans leur produit », explique l’entreprise. En remplaçant la farine de poisson ou de soja par celle d’insecte, « le volume du poisson augmente de 30 %, grandit plus plus vite, et cela ne change rien à son goût. D’autant que la farine de poisson est de plus en plus chère », explique l’entreprise.
« Notre objectif est de répondre à la demande croissante de protéines dans le monde. Les gens mangent davantage de viande et plus de poisson. Pour nourrir cette population, nous avons décidé de fournir la base de la chaîne alimentaire, à savoir les insectes. Un produit naturel, durable, respectueux de l’environnement et riche en protéines qui sera une forte valeur ajoutée pour les animaux qu’on mange. »
Il viendra compléter les autres produits déjà présents dans le marché, tels que le soja, la farine de poisson ou les algues. L’élevage représente environ 14,5 % de nos émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit plus que le secteur mondial des transports. Entre autres choses à cause de la nourriture qu’on donne aux animaux – contrairement à la culture du soja, dénoncée pour les déforestations qu’elle entraîne, et pour sa consommation très gourmande en eau (900 litres pour produire un kilo), la culture d’insectes paraît bien plus éco-responsable.
Ynsect a récemment annoncé la construction de l’Ynfarm, une ferme verticale dans la Somme dont la mise en service est prévue pour 2021, qui produira 20 000 tonnes de protéines d’insectes par an. Sans même avoir fini la construction, ils ont déjà signé 70 millions d’euros en contrats de commande avec des entreprises. Ils détiennent aussi le plus grand centre de recherche et développement du secteur, qui a déposé 25 brevets sur la technologie qu’elle utilise. Leur but, en tant que première usine d’élevage d’insectes, est de devenir, puis de rester, le plus gros producteur d’insectes au monde.
L’utilisation des protéines d’insectes dans l’aquaculture a été autorisée par la Commission européenne depuis juillet 2017. Pour l’instant, Ynsect ne s’ouvre pas au marché des bovins et de la viande car la législation ne le permet pas encore, mais ils pourraient devenir des débouchés. Quid de la nourriture pour humains ? Ils l’envisagent dans un futur lointain, mais, disent-ils, « il n’y a pas de marché encore, la demande n’est pas assez forte. On a quelques collègues qui le font, mais il y a encore du boulot ».
« Intégrer les insectes dans notre alimentation, cela peut faire partie de la solution, mais ce n’est pas la réponse à la racine du problème », rappelle Sébastien Collin. Pour expliquer le fond de sa pensée, il cite un rapport de la FAO de 2011, selon lequel l’agriculture mondiale pourrait nourrir 12 milliards d’êtres humains, tandis qu’un grand nombre des 7 milliards d’humains vivant sur Terre sont toujours victimes de la famine.
Au vu des recherches effectuées sur l’insecte en Europe, et les projets qui se multiplient, ces petites bestioles ont l’air d’être en bonne voie pour venir mettre leurs pattes dans nos plats. « L’insecte transforme des déchets en protéines, il est suffisamment intéressant et a toute sa place dans cette révolution. Mais il ne peut être une révolution en soi. »
L’Association végétarienne de France, elle, pointe la surconsommation de protéines dans nos régimes alimentaires, et incite à remplacer, régulièrement, des pièces de viande par des protéines végétales. Mais vu l’ampleur du changement attendu, conclut Sebastien Collin, il va falloir repenser complètement la chaîne de l’industrie alimentaire comme nos modes de consommation. « On peut produire moins, et mieux distribuer. » Manger des insectes, pourquoi pas, mais ne pas faire venir des fourmis du Pérou si on les consomme en France.